Les ONG et les observateurs sont très inquiets de la détérioration des droits humains en Inde. Néanmoins, pour les Européens et les Américains, New Delhi demeure un partenaire stratégique incontournable.
Le Premier ministre indien, Narendra Modi, est l’invité d’honneur du défilé du 14 Juillet sur les Champs-Elysées, où il se rend aux côtés d’Emmanuel Macron. Une visite qui marquera, selon l’Elysée, le début d’une nouvelle phase de partenariat entre Paris et New Delhi. Les forces armées indiennes participeront à l’événement et les deux pays chercheront à « fixer de nouveaux objectifs ambitieux pour les coopérations stratégique, culturelle, scientifique, universitaire et économique ».
Pour certains activistes écologistes, c’est une véritable erreur que de « mettre l’extrême droite indienne sur un piédestal ». En effet, selon eux, « pour faire de [Narendra] Modi l’invité de marque de la Fête nationale française, il faut soit être complètement ignorant de la situation politique actuelle en Inde, soit complètement cynique ». Ils l’ont écrit dans une tribune publiée dans Libération début mai. Depuis la prise du pouvoir par Modi en 2014, l’Inde n’a cessé de régresser en matière de droits humains et libertés fondamentales.
Human Rights Watch est clairement d’accord: l’Inde est loin d’être la grande démocratie qu’elle prétend être. Selon Meenakshi Ganguly, responsable Asie du Sud de l’ONG, de nombreux droits et libertés sont entravés dans le pays. Durant la dernière décennie, le parti nationaliste hindou de Narendra Modi s’est efforcé de « marginaliser les minorités », en particulier les musulmans, explique Christophe Jaffrelot, politiste au Ceri. En outre, le gouvernement de M. Modi a tenté de réduire au silence les médias et l’opposition, les intimider par des poursuites judiciaires et des peines de prison, selon Meenakshi Ganguly.
C’est préoccupant que la France accueille, pour une fête marquant la liberté et l’égalité comme étant des principes sacrés, un chef d’État qui bafoue ces mêmes principes dans son pays d’origine.
Cynique
Ingrid Therwath, journaliste et docteure en sciences politiques, voit un côté « cynique » dans le choix de la France de présenter son catalogue de produits militaires à Narendra Modi. Troisième plus gros exportateur d’armes au monde, le pays espère signer plusieurs contrats avec New Delhi. Le gouvernement indien a donné son accord de principe pour l’achat de 26 avions de combat Rafale et trois sous-marins Scorpène. Les conditions et le montant nécessitent encore des négociations avec Paris, mais comme le souligne Jean-Joseph Boillot, économiste à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), ces accords se chiffrent en milliards. Une commande historique de 36 Rafale avait été conclue en 2016 avec Dassault Aviation pour 8 milliards d’euros.
Thalès est en Inde, et ses systèmes de défense assurent la sécurité de sa frontière avec le Bangladesh. Ces contrats ont fait de la France le deuxième fournisseur d’armes de l’Inde pour 2022, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, juste derrière la Russie.
Jean-Joseph Boillot souligne que, dans le secteur de l’informatique, avec Capgemini, et de l’aviation avec Airbus, des partenariats supplémentaires pourraient ouvrir des opportunités de nouvelles ventes. Ingrid Therwath ajoute que l’Inde est aussi un marché considérable dans les domaines de l’énergie nucléaire et du traitement des eaux. Alors que l’Union européenne cherche à réduire sa dépendance commerciale à l’égard de la Chine, les capitales européennes ont les yeux sur le pays le plus peuplé du monde.
« L’Inde est un pays déjà industrialisé, avec des géants dans certains secteurs comme l’industrie pharmaceutique. Elle représente donc aussi une opportunité pour diversifier nos sources d’approvisionnement, même si elle n’a pas la même compétitivité que la Chine à ce jour. »
inclinaison vers New Dehli
Cette inclination à s’approcher de New Delhi ne se limite pas aux intérêts économiques. Jean-Joseph Boillot souligne que « sur le plan géopolitique, le concurrent stratégique des Occidentaux est la Chine ». Dans le contexte de la montée de « l’hémisphère sud », qui défie l’ordre occidental, l’Inde est considérée comme un allié potentiel face à Pékin. Selon Christophe Jaffrelot, elle est également « perçue comme un contrepoids à l’influence chinoise dans la zone indopacifique », où des incidents se sont multipliés ces derniers mois, comme dans le détroit de Taïwan.
Emmanuel Macron n’est pas le premier à avoir accueilli Narendra Modi avec enthousiasme. Fin juin, Joe Biden a lancé une invitation au Premier ministre indien pour une visite d’État à Washington afin de renforcer leur engagement commun pour une zone indopacifique libre, ouverte, prospère et sûre. Un mois plus tôt, les fans de Narendra Modi l’ont accueilli comme une star de rock en Australie, d’après ABC*. Lorsqu’on l’a interrogé deux fois sur les critiques adressées au Premier ministre indien, Anthony Albanese a répondu que ce n’était pas à lui de commenter la politique indienne.
Est-ce que l’initiative d’alliance occidentale séduira le nationaliste hindou ?
C’est très improbable, étant donné « la frilosité » de l’Inde à s’engager dans des accords formels, comme le souligne The Atlantic. Le gouvernement Modi est toujours pour le multilatéralisme, ce qui est en accord avec la doctrine de « non-alignement » du pays pendant la Guerre Froide, selon Ingrid Therwath.
La guerre en Ukraine a compliqué les rapports entre New Delhi et Moscou, étant donné que l’Inde est une alliée historique de cette dernière, dont elle dépend pour l’approvisionnement en armes et en pétrole. Malgré cela, Narendra Modi n’a pas condamné l’invasion de Vladimir Poutine, mais a fourni de l’aide humanitaire à Kiev et s’est engagé à trouver une solution pacifique. Cela démontre que la doctrine existante reste pertinente.
New Delhi, bravant les sanctions imposées par l’Occident, vient en aide à la Russie. Néanmoins, les alliés de Kiev peuvent toujours compter sur le soutien de l’Inde dans leur combat contre Vladimir Poutine.
Intérêts géopolitiques et économiques
L’Occident a des intérêts militaires, géopolitiques et commerciaux à entretenir de bonnes relations avec l’Inde, explique Ingrid Therwath. Résultat, on parle davantage de contrats et d’exercices militaires conjoints que de droits humains et de problèmes sociaux en Inde. « Pour satisfaire des intérêts à court et moyen terme », on « contribue activement à une démocratie limitée » selon l’analyste.
Christophe Jaffrelot s’interroge sur le « pari sur l’Inde » des Occidentaux. « Ils espèrent que New Delhi les soutiendra quand ils devront affronter la pression de la Chine », résume-t-il, ignorant les violations des droits humains par les nationalistes hindous. « Mais il est possible que l’Inde finisse par adopter un régime autoritaire similaire à celui de la Chine, avertit le politiste. Elle pourrait alors choisir de s’allier à Pékin et Moscou plutôt qu’à l’Occident. »
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